vendredi 5 novembre 2010

Histoire de coeur ou de tête ?

Tête-à-tête : Beauvoir et Sartre, un pacte d'amour
Hazel Rowley
Éditions Grasset
2006 – 441 pages
Essai biographique

L'auteure effleure à peine la substance de leur pensée et de leur oeuvre respective, pourtant le portrait qu'elle trace du rapport affectif et intellectuel entre ces deux monuments de la littérature française reste à la fois fascinant, paradoxal et étonnant. Pouvez-vous imaginer que Sartre surnomme Beauvoir « Mon petit Castor », hommage à sa phénoménale capacité de travail et à la proche homonymie de son nom avec beaver. Qu'ils se sont vouvoyé toute leur vie. Ou encore, qu'un homme parvienne à fonder philosophiquement son infidélité. Mon admiration initiale se muera, au fil des pages, en étonnement, voire une certaine déception.

Le mythe et la réalité

Sartre et Beauvoir, leur histoire d'amour est célèbre, même si sa réalité est loin de correspondre au mythe qu'ils ont façonné avec soin, Sartre soutenant qu'il suffit de raconter une vie pour qu'elle devienne un roman. Ils ne s'en priveront ni l'un ni l'autre, comme en fait foi leur importante production littéraire ainsi que leur oeuvre épistolaire, plus considérable encore et dont ils ne pouvaient ignorer la publication éventuelle. D'ailleurs, juste un peu moins de talent, de génie, voire de folie, leur saga eût frisé le sordide.

Bref, dans la jeune vingtaine, ils se rencontrent en 1929. Même si Beauvoir se méfie de ce fort en thème et en gueule, Sartre la conquiert à la hussarde, telle une forteresse. Non seulement est-il séduit par cette belle et grande fille, mais il voit déjà en elle son alter ego intellectuel. N'est-elle pas venue qu'à quelques points de lui ravir le premier rang au prestigieux et éprouvant concours national d'agrégation en philosophie, auquel il se représentait après un premier échec ?

Cet étrange couple durera jusqu'au décès de Simone de Beauvoir en 1986, même si elle survécut six ans à Sartre, au jour près. Aujourd'hui encore, il reste délicat de distinguer la vérité du fantasme tant elle continua une fois « veuve » à idéaliser leur histoire d'amour, en expurgeant leur correspondance entre autres. D'autant plus qu'avec l'interruption hâtive de leurs rapports charnels, la chose finit plutôt par ressembler, vue d'ici, à une tendre et profonde amitié doublée d'une indéfectible complicité et d'une totale osmose intellectuelle. 

À l'instar de l'auteure, je ne peux m'empêcher de penser que Simone souffrit itérativement du pacte amoureux dont la convainquit Sartre, pacte dont l'aspect sulfureux alimenta d’ailleurs le mythe. Il consista en un unique amour nécessaire – le leur, immortel, transparent et libre – assorti d'amours contingents... des relations secondaires et non nécessaires qui leur permettront de mieux connaître le monde et la nature humaine. Ces amours contingents pouvaient être de vraies passions, mais ne devaient jamais affecter l'amour nécessaire. Ils devaient en outre tout se raconter sans se mentir ni rien se dissimuler, de là la colossale correspondance. Ils ne se marièrent pas, ni ne vécurent vraiment ensemble, ne se cachèrent aucune de leurs liaisons et s'échangèrent parfois leurs amantes respectives (vivante Simone nia toute relation homosexuelle, or ses lettres en font état).

Au fil des pages, le pacte d'amour dessiné par Sartre m'est apparu tout à son avantage et j'en vins presque à croire que les féministes qui ont reproché à Beauvoir « sa faiblesse pour ce haïssable phallocrate » n'eurent pas tout à fait tort.

Sartre

« J'aime passionnément la vie, j'abomine l'idée de devoir mourir ». Cette phrase de Sartre résume bien toute sa philosophie de vie, il y a mordu à pleines dents, tant au travail qu'en amour, dixit Camus : « ... ne possédant que quelques vêtements et une plume, ce petit homme si laid ne s'intéressait qu'à la pensée, à l'écriture et à ses amours ».

Cette biographie particulière met en exergue le comportement intime et personnel de Sartre, très en porte à faux avec celui attendu de l'intellectuel rigoureux. J'y ai découvert un personnage terriblement humain, aux moeurs équivoques, dominé par ses désirs physiques et affectifs. Pourquoi ne pût-il assumer librement ses maîtresses pourtant permises par le pacte ? Pourquoi leur a-t-il autant menti ? En effet, peu importe s'il affirma que « le but ultime de tout être humain responsable devrait être sa souveraineté », il mentit constamment. Il érigea le mensonge en stratégie relationnelle afin de parvenir à mener une vie sexuelle et sentimentale fortement cloisonnée. Il eut jusqu'à sept amantes simultanées qui se croyaient généralement uniques et vivaient souvent près de chez lui. Aliénation, vous dites ?

« Je pars en vacances avec le Castor une quinzaine. » Sartre utilisa à satiété ce merveilleux alibi, il passait la moitié du temps avec Simone en Italie et filait en rejoindre une autre pour le reste du voyage. Comment Beauvoir accepta-t-elle ça ? La crainte que qu'il la traite de « bourgeoise », insulte suprême, ne suffit pas. Le fait qu'il ait été son premier homme, non plus. Ce fut sûrement autre chose.

Interrogé par Jean Cau, son secrétaire de longue date, sur le « comment fait-il ? », Sartre lui avoua « Je mens à toutes ». « Au Castor aussi » fit un Cau médusé. Sartre : « Surtout au Castor ». Décevant, même le philosophe de la transparence créé « des situations où l'on est obligés de s'inventer une morale provisoire ». Le pacte de franchise entre lui et Simone était bien réel. Elle seule en savait le plus et elle fut maintes fois appelée à gérer le dispositif complexe visant à le protéger de ses maîtresses. Mais il y avait un endroit obscur, où, même, elle n'était pas admise.

Par ailleurs, pour qui doute de l'incroyable pouvoir de séduction de l'esprit, ses femmes sont belles, très. La beauté d’Évelyne Rey, à l’époque, jette de l’ombre sur celle de Bardot. Pourtant, non seulement Sartre est-il petit, inélégant et furieusement laid, il s'avoue lui-même piètre baiseur, « plus un masturbateur de femmes qu'un coïteur ». Même que la libido exacerbée de certaines de ses partenaires l'indispose. Homme à femmes jusqu'à la fin, il vécut sa dernière aventure romantique à la fin de la soixantaine, déjà physiquement très hypothéqué, avec une jeune femme dans la vingtaine.

Il semble toutefois que Sartre « choisissait ses femmes dépendantes, il instrumentalisait leur dépendance, il était paternaliste et macho ». Toutefois, il méprisait les hommes qui abandonnent les femmes. C'est pourquoi, pendant des années, il en a entretenu de nombreuses : Olga et sa soeur Wanda, Michelle, Dolorès, Léna, Carla, Évelyne (même mariée), etc. Il leur verse de l'argent tous les mois avec générosité. Pour certaines d'entre elles, il a payé leur vie durant le prix de la passion des débuts. Avec sa théorie de la liberté et de la contingence, Sartre se voyait probablement polygame de tête et d'esprit, mais le manifesta surtout avec le coeur et la queue. Pourtant, selon lui, il parvint à demeurer fidèle à l'esprit de son couple avec le Castor. L'auteure pose l'hypothèse qu'il n'ait induit, provoqué l'infidélité de Beauvoir que pour avaliser la sienne. J'ai peine à y croire, tant il fut boulimique dans toutes ses activités.

Enfin, je fus stupéfait de voir la biographe évoquer la possibilité que Sartre ait gardé le silence sur les errements tragiques des communistes au pouvoir en URSS afin d’assurer son libre accès à Léna, sa maîtresse et interprète moscovite, malgré les pressions de celle-ci pour le voir prendre parti, elle lui présenta même Soljenitsyne. Léna Zonina fit passer au couple Sartre et Beauvoir un cap décisif. Il la rencontre à son premier voyage et en tombe follement amoureux. Avec elle, il découvre la véritable nature de l'amour physique. Il alla jusqu’à lui proposer de l’épouser afin de lui faire de quitter l’Union soviétique. Sur quelques années, sous des prétextes littéraires ou politiques (il est au coeur de la mouvance socialiste/communiste), il se rendra neuf fois en URSS, au grand plaisir du régime qui l'accueille comme une caution morale.

Simone l'y accompagne souvent, merveilleux alibi face au KGB. Elle finira par s'émouvoir de l'amour sincère affiché par son compagnon, elle ira jusqu'à lui dire « Si je meurs, je veux que Léna me remplace auprès de vous, qu'elle soit à la fois elle et moi, et que vous quittiez toutes ces petites vieilles qui vous empoisonnent l'existence. »

Simone de Beauvoir

Toute une tête la Simone, déjà à 15 ans l'idée d'une vie d'intellectuelle et d'écrivain l'envoûtait. Elle a ainsi choisi toute jeune son futur état de libre-penseur et sa rencontre avec Sartre en est une conséquence et non une cause.

Je demeure toujours intrigué par le fait que Beauvoir accepte le pacte concocté par son « Jules ». Il est incertain qu'elle le fasse de bon coeur, toutefois l'intelligence de Sartre la fascine et son assurance la subjugue. J'imagine facilement que cette histoire d'amour, qui a défini sa vie affective, lui a été souvent déchirante. Le ton et le verbe de ses nombreuses et ardentes missives à Sartre, souvent suppliantes de sa présence, disent une souffrance constante que ses autres amours n'ont pu soulager. Même au plus fort de sa longue liaison avec Jacques-Laurent Bost ou de son aventure quasi maritale avec l'écrivain américain Nelson Algren, elle ne cessera de réclamer l'amour et la présence de Sartre.

D'autre part, la vie affective de cette icône du féminisme m'apparaît, de façon surprenante, fortement déterminée par Sartre avec son histoire d'amours contingents. Il lui suggéra même, semble-t-il, l'idée de son livre le plus connu Le deuxième sexe (il fut cependant un ardent défenseur de la cause féministe). Je ne soutien pas qu’une relation traditionnelle l’aurait privé d'amants et d’amantes, juste que la chose n’aurait pas eu, alors, ce caractère systémique et nécessaire.

Enfin, le choc final ! Leur correspondance dévoile leur utilisation de surnoms mignons, comme n’importe que petit couple de banlieue. Je ne sais pas pour vous, mais m’imaginer Jean-Paul Sartre se faisant donner du « chaton » ou du « poussin »...

Une réconciliation

Souvent heurté dans mon idéalisme et mon sens de l’intégrité au cours de cette lecture, il m’a fallu un long moment de décantation et l’écoute d’une entrevue avec Michel-Antoine Burnier, scénariste du film Sartre, l’âge des passions, pour en comprendre une autre dimension. J’avais omis de voir que, pour lui comme pour elle, l’essentiel était d’écrire, la vie était l’écriture, l’oeuvre placée au-dessus de tout. Joué en mineur par l’auteure, il s’agit pourtant de l’élément fondamental du pacte : « Nous ferons notre oeuvre d’écrivains et nous nous encouragerons l’un l’autre, nous nous aiderons l’un l’autre, nous nous corrigerons l’un l’autre, nous nous donnerons des idées l’un à l’autre ». Ce qu’ils ont fait constamment. Sartre écrit de huit à dix heures par jour et Beauvoir tout autant. Leur profonde intimité affective servit de fondement à ce vrai et long dialogue idéationnel caché derrière leur oeuvre respective. Cette connivence cérébrale absolue, cette confiance totale dans le jugement de l’autre, sur le travail et sur le comportement moral, sont purement exceptionnelles et on ne peut qu’envier le fait de pouvoir compter toute sa vie adulte sur un tel point d’appui.

Donc sur l’essentiel, ils ont tenu le coup. Agonisant à l’hôpital, Sartre chuchota à Simone : « Vous êtes une bonne petite épouse ». À sa mort, elle l’a embrassé et s’est couchée à côté de lui. Aujourd’hui, ils reposent dans le même tombeau. Mais, elle porte au doigt l’anneau de pseudo mariage que lui avait offert Nelson Algren.

« Entre deux individus, l’harmonie n’est jamais donnée, elle doit infiniment se conquérir. » —  Sartre

Malgré ma lecture avide de ce bouquin, je lui reproche toutefois une écriture passablement terne, possible résultat d’une pauvre traduction. Le propos de l'auteure est cependant trop détaché de l’oeuvre littéraire et philosophique de Sartre et De Beauvoir. Il manque, de ce fait, d’une certaine profondeur. En outre, plusieurs de ses interprétations me semblent plutôt équivoques.

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